Le revers de l’étoile
C’est sans doute la première fois que l’on a vu un chef étoilé continuer à travailler au poste de chef de partie dans une maison, mais pour moi, ça ne changeait rien. Je n’ai pas réalisé pleinement les choses lorsqu’elles sont arrivées. L’étoile était un rêve auquel je ne croyais qu’à moitié. Elle est arrivée à un moment où je ne m’y attendais pas, vu que certains aspects matériels pouvaient être contestés : mes nappes en acrylique étaient translucides tant elles étaient usées, les toilettes étaient communes au pub et au restaurant, des groupes de musique jouaient au bar deux fois par semaine sans faire cas décibels.
Du jour au lendemain, je me suis retrouvé confronté à une augmentation d’affluence que je ne prévoyais pas avant au moins dix années. Celle-ci arrivait fort à propos, car la situation du restaurant était critique, et mon père, qui n’avait pas osé me l’avouer, s’apprêtait à céder le restaurant. Nous nous donnions très peu de temps pour que l’affaire reprenne. Avec 80 couverts par jour contre 20 une saison plus tôt, nous étions obligés de compter sur la solidarité familiale pour réussir dans notre entreprise. Lorsque mon maître d’hôtel me quitta, quinze jours seulement après l’obtention de l’étoile, j’eus la chance de pouvoir bénéficier de l’aide temporaire de ma cousine, étudiante en biologie. Malgré tout, je manquais cruellement de personnel en salle et le rythme était bien trop soutenu pour que le service soit de qualité.
Chaque jour un peu plus, je me désolais du boulot que nous effectuions. Si nous figurions parmi les trois premiers restaurants étoilés de la vallée derrière Jean-Pierre Jacob et Michel Rochedy (Le Chabichou), nous ne pouvions offrir à notre clientèle l’ensemble des prestations qui faisaient de Courchevel le standard du luxe que nous connaissons. Il nous aurait fallu embaucher pour nous en sortir, mais c’était impensable car nous étions endettés. Alors, j’ai décidé, après une nouvelle saison au Bateau Ivre, de mettre en pratique les conseils de mon mentor en allant vers plus de simplicité et en me concentrant davantage sur le goût. J’ai pris le parti de tout miser sur les recettes que je maîtrisais tout en inaugurant des techniques pour aller plus vite.
La deuxième saison s’est beaucoup mieux passée, malgré l’angoisse perpétuelle qui m’habitait de perdre l’étoile : si la qualité de notre travail était incontestable, le manque de moyens et d’effectif était aussi une dure réalité. Mais la récompense était solide et méritée et ne demandait finalement qu’à luire de son éclat.