Chefs de cœur
Alors, quand en 2007 les murs du restaurant furent proposés à la vente, je décidais de m’associer avec mon père et d’emprunter personnellement pour assurer la pérennité de l’établissement. Pour la première fois, j’avais l’impression d’être chez moi ! Un sentiment à la fois jouissif et effrayant, car pour la première fois aussi mon argent était en jeu !
Le rêve d’une vie commençait à se concrétiser : immédiatement, j’ai consolidé mon équipe et commencé à élaborer des « recettes signatures » comme le râble de lapin au Beaufort, la soupe de petits pois rafraîchis à la framboise ou le sorbet au foin. Je n’ai jamais pu les remplacer au sein de ma carte, car chaque fois que j’ai tenté de le faire, les clients fidèles en redemandaient. De mois en mois, l’affaire prenait du galon, l’équipe se mettait en place. Je me réjouissais de nos efforts collectifs, car, en salle comme en cuisine, la motivation des miens portait ses fruits.
Une question continuait de me tarauder : et si nous tentions la saison d’été ? Il y avait un gros risque à le faire – nous aurions pu fléchir et décliner petit à petit –, mais tout en même temps, j’avais la conviction qu’il nous fallait relever le défi pour affermir notre réputation. Par précaution, je décidais de travailler seul en cuisine, épaulé de mon maître d’hôtel. Les menus mis à la carte pour l’occasion étaient très peu coûteux. Je tâtais, testais, me surprenais et… ça marchait !
L’expérience fut une réussite ; nous la renouvelions l’été suivant. Malheureusement, rien ne s’était passé comme prévu cette fois-ci. Le maître d’hôtel qui devait prendre ses fonctions au commencement de la saison n’est jamais venu. J’ai bien cru que son absence allait me coûter la fermeture du restaurant. Les nombreuses réservations que j’avais enregistrées ne me permettaient pas de rester fermé, mais comment faire pour les satisfaire ? Embaucher mon père au service ? Impossible ! Avec le recul, en dépit de quelques moments d’anthologies, il fut pourtant le meilleur maître d’hôtel qu’il m’ait été donné de côtoyer. Son excellent relationnel faisait oublier toutes les maladresses d’un métier qui n’était pas le sien. Pendant les trois ans qu’il effectua à ce poste, il réussit à s’attirer la sympathie de nombreux clients. Si bien que lorsqu’il changea de poste pour assurer le service au bar puis au snack où il préparait les burgers, les gens ne manquèrent pas de m’interroger sur son devenir. « Qu’est-il arrivé au vieux monsieur qui servait l’été ? » me demandaient-ils.
C’est mon père, il est ainsi. Il a toujours été heureux de s’investir pour les autres, tout comme l’était sa maman, l’inoubliable Mado, par qui tout a commencé et se prolonge. À elle qui a eu faim en silence durant sa jeunesse italienne, à elle qui, dans sa grande générosité, n’hésitait pas à donner à qui en voulait les produits de son jardin – manière peut-être de panser ses souffrances –, j’ai décidé de rendre le plus beau des hommages en lui dédiant l’inauguration des « Chefs de cœur », un projet caritatif qui m’est particulièrement cher.
Une fois par an, différents chefs étoilés se mobilisent à mon initiative autour de la préparation d’un menu d’un jour en faveur de la lutte contre la faim. Deux éditions ont déjà vu le jour grâce auxquelles d’importants fonds ont pu être levés au profit des plus démunis. Sans chercher à l’éclipser, je souhaite prolonger à ma modeste mesure – sans que mon seul nom ou celui de mon établissement n’y soient associés – l’ouvrage tracé par l’inoubliable Coluche. Ceci est la première pierre apportée à la construction d’un édifice que j’espère solide, durable… et bientôt national.